Un article intéressant, puisé dans
Le Monde, qui met en exergue la simultanéité déprimante des fondamentaux économiques qui semblent indiquer un déclin et l’incapacité des politiques à définir un axe économique fort.
La France vit elle au dessus de ses moyens ?
Avec les avancées de la dérégulation, qui a marqué les années 1980 et 1990, les politiques économiques ont indéniablement perdu progressivement de leur efficacité. Les gouvernements sont donc parfois présomptueux de s'attribuer les mérites d'une embellie, qui se serait produite même sans eux ; tout comme l'opinion est souvent injuste de leur faire endosser la responsabilité d'un ralentissement à l'origine duquel ils ne se trouvent pas. La vérité, c'est que l'impact des décisions publiques sur la marche réelle des économies faiblit.
Mais quand tout va de travers, ce constat de bon sens trouve ses limites. Or c'est précisément le diagnostic que peut faire quiconque dépouille les dernières données de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), aussi bien le Rapport sur les comptes de la nation de 2004, publié le 17 juin, que la Note de conjoncture, publiée le 23 juin : ces études établissent, sur la base de chiffres incontestables, que tous les grands indicateurs économiques français sont en train de se dérégler en même temps. Et cette concomitance, rarement constatée à ce point au cours des années récentes, autorise à mettre en doute la cohérence de la politique économique française.
Examinons le tableau de bord de l'économie française : on a tôt fait de constater que tous les clignotants, presque sans exception, sont au rouge.
La croissance ? Après un faible rebond (+ 2,1 %) en 2004, elle pique de nouveau du nez et pourrait ne guère dépasser + 1,5 % cette année.
Le commerce extérieur ? Cela a longtemps été une fierté française. Grâce à la politique de "désinflation compétitive" et du "franc fort", dont le coût social a été si élevé, le pays a regagné en compétitivité et a retrouvé des échanges excédentaires en 1992. Mais ce redressement historique est depuis peu en train d'être compromis. Le solde des biens et services fond actuellement comme neige au soleil : de 17,6 milliards d'euros, il a diminué à 4,2 milliards en 2004 et continue en 2005 de régresser. Et les niveaux de l'euro ou du pétrole ne peuvent pas cacher la tendance de fond : entre 2001 et 2004, la part de marché de la France dans le commerce mondial est tombée de 8 % à 7,3 %.
L'emploi ? En moyenne annuelle et en équivalent temps complets, le niveau de l'emploi total, toutes branches confondues, baisse de 34 000 en 2004, après 25 000 en 2003. L'Insee a même cette formule, qui a valeur de réquisitoire contre la politique gouvernementale : " La politique de l'emploi a exercé un effet globalement neutre en termes de flux sur l'emploi marchand en 2004."
Le chômage ? Le résultat est catastrophique puisque le vieillissement démographique laissait espérer qu'à partir de 2004-2005 les besoins en main-d'œuvre contribuent à un dégonflement historique des statistiques, avant toute mesure publique. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Jean-Pierre Raffarin avait laissé présager une baisse de 10 % cette année. Or la tendance est inverse : de 8,6 % en juin 2001, le taux de chômage est grimpé, en moyenne annuelle, à 9 % en 2002, 9,7 % en 2003 et 10 % en 2004. Fin 2005, il pourrait encore atteindre 9,8 %.
Les impôts ? Non seulement ils ne baissent pas, contrairement à ce que Jacques Chirac avait promis lors de la dernière élection présidentielle, mais la stabilité annoncée pour 2004 n'a pas même été honorée. Au cours de cette année, les prélèvements obligatoires ont en effet atteint 43,4 % du produit intérieur brut (PIB), soit une hausse de 0,3 point. "L'effet des mesures nouvellement appliquées accroît les prélèvements obligatoires sur les ménages de 0,5 milliard en 2004" , note en particulier l'Insee.
Les finances publiques ? Elles se dégradent de manière spectaculaire. Certes, les déficits publics ont été légèrement abaissés en 2004 (à 3,6 % du PIB). Mais ils restent très supérieurs à la fameuse barre des 3 % fixée par le traité de Maastricht. Et puis surtout, dans le même temps, l'endettement public a explosé : de 58 % du PIB en 2002, il a depuis franchi l'autre fameux critère, les 60 %, fixés également par Maastricht, pour atteindre 62,8 % fin 2003, puis 64,7 % en 2004. Et la dérive va immanquablement continuer puisque déjà, pour la seule Sécurité sociale, les prévisions de la Commission des comptes suggèrent que le plan de redressement du gouvernement est en passe d'échouer, avec un déficit qui approcherait la somme fabuleuse de 11,6 milliards d'euros fin 2005, après 11,9 un an plus tôt.
SIMULTANÉITÉ
Mais cessons là ! On aura compris qu'il n'y a pas une statistique pour rattraper l'autre. Or c'est effectivement cette simultanéité qui laisse perplexe. Car malgré l'étroitesse des marge de manoeuvre et les aléas de la conjoncture, un gouvernement peut toujours, quand il fait preuve de ténacité, revendiquer au moins un succès économique.
N'est-ce pas le cas des années Bérégovoy ? Que l'on ait approuvé ou critiqué cette "politique du franc fort", il faut admettre qu'elle a été tenace et qu'elle a produit ses effets : traditionnel talon d'Achille de l'économie française, le commerce extérieur a enregistré ce spectaculaire redressement dont nous parlions à l'instant.
N'est-ce pas aussi le cas des années Balladur ? Là encore, au travers des privatisations ou des baisses d'impôts, la politique économique, qu'on y adhère ou non, était lisible et a produit les effets escomptés.
N'est-ce pas aussi le cas des années Jospin ? Même si le coût de la réforme des 35 heures et ses éventuels effets pervers font polémique, les statisticiens s'accordent à penser que sur la période 1998-2002, elle a contribué à créer quelque 350 000 emplois.
Or, depuis 2002, peut-on en dire autant ? Un cap clair et lisible a-t-il été fixé pour la politique économique ? Dans leur diversité et leur accumulation, ces chiffres attestent le contraire. Ni sur le front des finances publiques, ni sur celui des impôts, ni sur celui de l'emploi ou du chômage, une politique cohérente n'a été conduite, dont les fruits pourraient commencer à être engrangés.
Car où a été la ténacité ? Un jour, la priorité affichée a été celle de la baisse des impôts ; puis il n'en a plus été question. Le lendemain, c'est la libéralisation de l'économie qui est devenue l'urgence ; avant que ce ne soit la réduction de la fracture sociale. Bref, d'une volte-face à l'autre, la France a connu une politique économique schizophrénique, et l'Insee en apporte aujourd'hui la mesure. C'est d'ailleurs ce même écueil qui guette le gouvernement. Car quelle est la nouvelle priorité ? Selon le ministre de l'économie et des finances, Thierry Breton, on pourrait croire qu'elle a encore changé. Le patron de Bercy a en effet au moins le mérite de parler clair. A l'entendre, le défi qu'il faut relever ne souffre pas de discussion : la France vit actuellement "au-dessus de ses moyens" ; et pour préserver son modèle social, elle doit retrouver une croissance "d'au moins 3 % en travaillant plus".
Mais ce constat-là est-il partagé par le premier ministre et le chef de l'Etat ? Et, si tel était le cas ce dont on peut douter , pourquoi laisse- t-on la dette publique s'emballer au point que la charge des intérêts, comme aime à le souligner Thierry Breton, égale maintenant ce que paient les Français en impôts sur le revenu ?
Etrange situation ! Bercy sonne le tocsin, mais rien ne dit, pour l'heure, que Matignon partage cette conviction que l'urgence des urgences est à un recul de la dette.
Voilà donc le principal défi auquel est confrontée la politique économique française : retrouver une cohérence et de la ténacité. En quelque sorte, sortir de la schizophrénie...
Laurent Mauduit